Déclaration de M. Derrick de Kerckhove, Directeur de
McLuhan Program in Culture and Technology University of Toronto
Papamarkou Chair in Technology and Education Library of
Congress
La société civile et la gouvernance d'Internet
16 novembre 2005
Parler pour et au nom de la société civile, c'est essayer
de représenter le nouvel acteur politique suscité par la nouvelle dimension
globale prise par chacun de nous indépendamment de notre lieu d'origine ou
de notre condition socio-économique. C'est aussi, dans les circonstances de
ce sommet, essayer de faire mieux prendre conscience ou d'accélérer la prise
de conscience de cet acteur.
La société civile est faite d'innombrables représentants
de communautés locales, à commencer par les responsables des zones urbaines
et des territoires. Toutefois, c'est aussi une entité politique qui
transcende toutes les frontières et qui donc mérite l'appellation de premier
acteur véritablement global.
Il n'est pas interdit de penser que les NTIC et surtout
les communications cellulaires sont en partie responsables du changement
d'échelle vécu à divers degrés par chacun de nous. Depuis l'étudiante
Canadienne jusqu'au pêcheur Sud-Africain, toute personne équipée d'un
portable est en mesure, à plus ou mois brève échéance, d'engager un dialogue
dans et avec le monde entier. C'est cette possibilité qui, même si elle
n'est assumée également par les deux milliards d'abonnés, constitue la base
d'un nouveau pouvoir politique. Plusieurs exemples montrent que ce pouvoir
n'est pas vain, notamment dans le rôle joué par les SMS dans la chute du
Président Joseph Estrada des Philippines, ou par l'Internet dans la survie
des Zapatistas au Mexique.
Compte-tenu de l'importance et de la fragilité de cet
entretien numérique mondial, il est important de garantir à tous à la fois
le bon fonctionnement des moyens de communication et les libertés civiles.
C'est pourquoi je voudrais exprimer une opinion à l'endroit des questions de
la gouvernance de l'Internet.
Il est essentiel que la gérance d'Internet continue à se
produire dans les meilleures conditions techniques. Les compétences des
organismes établis aux Etats-Unis, ne sont pas mises en doute. C'est dans la
société Américaine que l'Internet s'est développé, et plus particulièrement,
dans la société civile Américaine, prise dans le sens le plus large du mot,
qui a spontanément assuré le succès et la liberté d'Internet. Je partagerais
donc l'option envisagée par le Canada de soutenir le principe de maintenir
ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) dans sa fonction
de gérant d'Internet. Toutefois, certaines initiatives prises récemment par
le secteur privé sans consultation du public dans la gestion des droits
numériques portent à réfléchir. Quelques exemples :
L'image ci-dessus (voir document Word et PDF) représente
le filigrane numérique affecté à tout document imprimé sur les imprimantes
Docucolor de la compagnie Xerox. Ce filigrane permet de repérer, de
répertorier et de retracer toutes les impressions faites légalement ou non.
C'est votre propre imprimante qui pourrait servir à vous incriminer le cas
échéant.
Dans le même esprit, mais avec un raffinement
supplémentaire, la compagnie Sony a inventé un micro-logiciel qui, à partir
de la première utilisation d'un des CD musicaux de la compagnie s'installe à
votre insu dans votre ordinateur personnel. Non seulement ce logiciel repère
et répertorie les temps et modes d'utilisation et surtout de copie du
contenu, mais il est également capable de servir d'hôte à toutes sortes de
logiciels introduits subséquemment pour diverses fonctions de contrôle de
votre ordinateur, et cela toujours à votre insu.
Les exemples continuent à être signalés ici et là au gré
de l'attention portée par les experts des réseaux sur le détail des
manipulations d'arrière-plan. Le 6 mai, 2005, la cour suprême des Etats-Unis
a rejeté la requête de la commission fédérale des communications de
permettre aux diffuseurs d'installer un « broadcast flag », un code du genre
de ceux qui sont signalés ci-dessus dans tout produit numérique en leur
possession. L'association des diffuseurs, au nom de la protection de
l'intégrité du produit et des droits des créateurs (et, sûrement aussi des
distributeurs), a fait appel et on attend la décision finale. La même
association envisage également, si elle gagne sa cause, d'étendre cette
fonction de surveillance et de repérage à tout produit numérique, logiciel
ou instrument, y compris aux diffusions par voie aérienne.
Pour conclure, il est clair que la protection des droits
d'auteur est essentielle, bien que la récente décision du congrès des
Etats-Unis, accordant 70 ans de propriété en plus à Disney Enterprises
établit un précédent sans commune mesure avec le bien public.
Le vrai problème est ailleurs : le repérage et le
répertoire systématique de toutes nos activités numériques est en cours
d'élaboration maintenant. Nous sommes tous en passe de devenir prisonniers
d'une véritable camisole de force numérique. Il y a de quoi démonter pour
toujours toute velléité d'affirmer et de défendre la société civile. C'est
donc maintenant, dans le cadre de cette réunion mondiale de la société
civile sur la gouvernance de l'Internet, le moment d'exiger des garanties
incontournables de la part de tous les gestionnaires publics et privés de ce
bien public mondial.
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